« Uberization » est devenu en quelques mois un nom commun. Ce privilège que les grandes marques mettent des décennies à acquérir est devenu sur toute la planète à la fois le symbole des vertus du web et un repoussoir absolu pour l’économie traditionnelle. Cette polarisation extrême des opinions illustre parfaitement l’ampleur des bouleversements induits par Internet et le web.
Nés seulement à la fin du XXe siècle dans la sphère des usages domestiques, l’infrastructure internet et les services du web ont bousculé le monde des entreprises qui ne considérait pas cette innovation grand public comme pertinente pour le monde professionnel. Douze ans après les premières apparitions du web, c’est l’iPhone qui allait en 2007 provoquer une nouvelle vague de mutations. En permettant l’accès mobile à toute l’information, en exploitant à large échelle le potentiel de la géolocalisation, le smartphone mettait fin au règne de « l’informatique assise » qui servait de base à toutes les pratiques sociales de l’organisation du travail. Le traitement de l’information et de la connaissance, en situation de mobilité, casse les frontières et remet en cause les processus. En bousculant le temps et le lieu de travail, l’informatique nomade donne à celui qui est proche du terrain le moyen d’agir et d’interagir avec son environnement.
L’ubérisation, le rêve d’un marché efficace
Loin d’être achevée, cette révolution se traduit par une désintermédiation massive des métiers. Quand on peut trouver à travers une plate-forme informatique agréable la solution à son problème, on ne cherche plus à utiliser les processus traditionnels, guichets, téléphone, intermédiaires obligés et coûteux. L’utilisateur va au plus simple et au plus agréable. Cette « ubérisation », redoutée par toutes les entreprises, est à l’œuvre partout au grand bénéfice du client, qui trouve dans ces outils le moyen de se libérer des carcans des processus bureaucratisés et de la mauvaise humeur des intermédiaires. À travers une interface ergonomique, il peut trouver, en toute transparence et sans stress, le meilleur outil de transport, le meilleur billet d’avion, le meilleur rapport coût/valeur pour un produit, le restaurant ou l’hébergement le mieux adapté à ses besoins, la référence de la pièce détachée qui lui manque. La désintermédiation à travers une plate-forme répond à un vieux rêve : être capable de prendre lucidement la meilleure décision en temps réel et de façon contextuelle. La technologie le permet, les utilisateurs l’ont adopté.
L’agilité, plus qu’un outil, une culture
La généralisation de ce modèle et de ses dérivés nourries par l’évolution technique est le moteur du changement que nous allons continuer à vivre dans le futur. Il sera graduel, continu, et va toucher tous les actes professionnels comme privés. L’informatique, quittant le champ de l’industrialisation des processus répétitifs, est en marche pour conquérir tous les espaces de la conception, de la production, de la diffusion. L’action se nourrit de l’information et de la connaissance, du rationnel comme des émotions. C’est la mise en relation, continue et riche, qui va donner à la décision, à tous les niveaux de l’organisation, une densité et une robustesse renforçant l’efficacité collective dès le niveau le plus fin, c’est à dire chaque personne.
L’ubérisation n’est pas seulement un risque, c’est une opportunité pour la plupart des entreprises de se remettre en cause en relevant leur niveau d’exigence qualitative.
Ce modèle d’organisation est agile et réduit la complexité pour s’adapter plus rapidement à un environnement changeant. L’agilité est une vision du travail basée sur l’idée de changement permanent, itératif et incrémental, où le produit final, matériel ou immatériel, doit pouvoir évoluer en s’adaptant au désir du client et aux conditions du marché. L’entreprise agile privilégie des cycles de développement courts, développe ses produits par itérations en fonction, en priorisant les évolutions identifiées, se confronte très tôt au feedback du marché et des clients. Au besoin, elle peut « pivoter », c’est-à-dire changer radicalement son produit ou son business model si le marché l’exige. L’entreprise agile se nourrit de collaborations extérieures et remet en cause constamment, et sans drame, son modèle d’organisation. S’appuyant sur le réseau maillé collaboratif, l’entreprise agile est infiniment « scalable », c’est-à-dire qu’elle s’adapte au contexte sans délai ni rupture.
Revitaliser le sens du travail
Dans ce modèle, qui n’a pas vocation à être marginal car il peut couvrir l’essentiel des activités, la personne est revenue au centre. Produire ou consommer ne sont plus des exercices frustrants imposés par d’autres, mais le moyen d’exprimer ses compétences, son talent, ses envies dans un cadre solide et fluide. Les tenants de l’économie conventionnelle peuvent se lamenter sur les conditions de travail des chauffeurs Uber, mais eux-mêmes considèrent que conduire une voiture et rendre des services est moins déshonorant que le chômage. Uber affirme créer 20 000 emplois dans le monde chaque mois. Ce n’est pas le travail qui pose problème mais la façon dont il s’exerce. La persistance de modèles autoritaires, inefficaces, prive beaucoup de collaborateurs du plaisir de la coopération, et alimente les dégâts du stress au travail.
Produire ou consommer ne sont plus des exercices frustrants imposés par d’autres, mais le moyen d’exprimer ses compétences, son talent, ses envies dans un cadre solide et fluide.
Innover en matière de travail, c’est produire du sens et développer sans cesse la compréhension, le respect, la confiance et la formation, seuls moteurs de l’adhésion. Le numérique oblige à repenser le fonctionnement de l’entreprise comme un réseau ouvert sur l’extérieur et non plus comme une pyramide fermée. L’ouverture, la flexibilité, la prise d’initiatives, la collaboration spontanée, ne constituent pas des propriétés que l’on trouve à l’état naturel dans les entreprises. Il faut les fabriquer. C’est un travail de remise en cause des acquis. Réinventer les parcours de travail au cours de la vie à l’ère du numérique implique de multiples changements dans notre compréhension du travail contemporain, dans les organisations et la culture managériale mais aussi dans l’affirmation de sa responsabilité individuelle dans le développement de son parcours professionnel. L’ubérisation n’est pas seulement un risque, c’est une opportunité pour la plupart des entreprises de se remettre en cause en relevant leur niveau d’exigence qualitative et leur capacité d’innovation pour séduire et fidéliser aussi bien les clients que les collaborateurs.
Jean- Pierre Corniou à travers son engagement professionnel et social, analyse et agit pour la transformation de la société grâce aux technologies de l’information, de la communication et de la connaissance. CIO pendant 16 ans, président du Cigref pendant six ans, professeur, auteur et consultant, Jean-Pierre Corniou est un témoin et acteur passionné de la transformation de la société numérique.