[Tribune] La folie des annonces, des gadgets et des innovations en tout genre s’est calmée pour cette année. Le salon CES 2018 (Consumer Electronics Show) de Las Vegas a fermé ses portes il y a quelques semaines mais quelles tendances en retenir ? Jean-Pierre Corniou, Deputy CIO chez Sia Partners dresse le bilan.
Lors de la seconde journée du CES, les pluies diluviennes qui se sont abattues pendant 48 h sur Las Vegas ont eu raison de l’alimentation électrique de deux bâtiments du Las Vegas Convention Centre, provoquant une coupure d’électricité de plus de deux heures et plongeant les stands de produits électroniques dans le noir total. Au même moment, la circulation sur la route reliant les deux principaux sites du CES était tellement congestionnée que les personnes abandonnaient leurs autobus pour finir à pied sous la pluie battante dans une ville au milieu du désert qui n’a pas fait du traitement des eaux pluviales sa spécialité.
Or de quoi parlait-on dans les conférences du CES 2018 ? De ville intelligente, où la circulation de voitures autonomes permettrait de supprimer embouteillages, accidents et pollution, d’intelligence artificielle, résolvant les problèmes complexes de gestion des réseaux, de drones facilitant la surveillance des villes et l’optimisation de leur fonctionnement…
Ce rapprochement cruel entre une réalité rebelle et une vision séraphique d’un « better world », thème récurrent des conférences, illustre le paradoxe de l’industrie du numérique. Il y a un monde réel, qui se rappelle à nous régulièrement avec vigueur, et un monde virtuel.
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- faire en sorte que les outils qui permettent d’analyser et de comprendre le monde réel apportent une résolution concrète à ses problèmes ?
- faire admettre aux brillants entrepreneurs enthousiastes que la réalité est décidément sous-optimale et que leur travail, leurs capitaux, leurs produits doivent permettre de résoudre des problèmes concrets et non pas de rajouter un énième gadget à nos placards déjà remplis de produits ni utiles, ni agréables, et de saturer nos smartphones d’application sans usage pertinent ?
- sensibiliser les dirigeants au fait qu’il n’y a pas de « miracle numérique », mais un travail patient et rigoureux de professionnels destiné à concevoir, mettre en place et faire fonctionner sans interruption et sans risque des systèmes désormais vitaux pour les entreprises et la société ?
Conscient de ce risque de grand écart, le CTA, qui organise le CES, a choisi en 2018 comme thème fédérateur « Let’s go humans ». C’est pour tenter d’apporter une réponse à la question de la place de l’humain dans un avenir où tout ce que nous produisons, pensons et vivons génère une empreinte numérique. Homo sapiens a vécu depuis ses origines dans un univers physique qu’il cherchait à comprendre avec ses moyens limités. Il en construit désormais une image numérique, un double de plus en plus fidèle, sur lequel il peut agir. La cohabitation entre la réalité physique perceptible et son double numérique interroge sur la nature du système socio-technique que cette hybridation entre le physique et le virtuel va produire. La modélisation numérique de la vie appartient à l’homme qui l’a construite progressivement depuis les débuts de l’informatisation. Mais les risques de dépassement de l’homme par des machines devenant progressivement « intelligentes » doivent être analysés avec lucidité et sans sensationnalisme.
Chaque activité humaine produit des informations qui couvrent un spectre de plus en plus large de paramètres physiques. La démocratisation des capteurs rend facile la saisie d’informations sur la température, la pression, le niveau sonore, le poids, la vitesse, l’accélération, la composition physico-chimique, la localisation de tout, personnes, biens, phénomènes physiques et biologiques. La capacité à saisir, analyser et restituer ces données est désormais sans limite. Les capteurs, les réseaux de télécommunication, les serveurs, les algorithmes de traitement et les interface homme/machine variées constituent un système puissant et global dont les capacités s’étendent constamment.
Ces données élémentaires servent à construire des modèles qui restituent aux acteurs, quels que soient leur rôle, une image de l’environnement qui les entoure pour le mettre en mesure de le comprendre et prendre de meilleures décisions que celles induites par l’expérience, la culture, l’instinct ou le réflexe. Nous avons acquis une aptitude nouvelle à modéliser tout phénomène et toute structure complexe pour comprendre et agir, que ce soit le cœur humain ou la ville de Singapour.
Ce processus de rationalisation a plusieurs conséquences directes. Il permet de mieux analyser les interactions qui régissent les phénomènes complexes et donc d’être en situation d’anticiper pour être plus efficient. Il offre aussi la possibilité de confier la responsabilité de prendre certaines décisions à des programmes informatiques pilotant directement des automates, robots et actionneurs divers pour libérer l’homme de tâches répétitives et sans valeur ajoutée. Mais aussi, progressivement, la connaissance approfondie que les programmes tireront des données qu’ils accumulent et analysent leur permettra de prendre des décisions dans des domaines plus complexes sans que l’intervention humaine ne soit plus nécessaire.
L’exemple de l’automobile et de la mobilité, ceux de la santé, de la gestion de la ville, du libre choix du mode de vie à travers la consommation et la vie privée ont été analysés au cours des conférences tant sous l’angle des percées techniques que des conséquences sociétales. Quelle liberté conserverons-nous dans un monde où, consciemment ou non, nous alimentons des masses de données pour permettre à tous les acteurs d’intervenir dans nos choix ? A un modèle libéral fondé sur un équilibre « naturel » entre la capture des informations privées et les bénéfices que les personnes en retirent, s’oppose un modèle européen de réglementation publique qui s’incarne dans le RGPD (Réglement général sur la protection des données) qui va s’appliquer à partir de 2018 en Europe, mais aussi partout où des citoyens européens sont impliqués. La Chine, pressée d’affirmer son leadership technique avec une population avide de technologies nouvelles avance sans inhibition avec ses géants comme Baidu et Ali Baba.
Présentes dans chacune des révolutions techniques antérieures, les interrogations sur la capacité de l’homme à maîtriser cette création prennent désormais une dimension particulière. Il ne s’agit plus de se doter d’une prothèse musculaire, mais d’entrer dans le domaine dont l’homme conservait l’exclusivité, la réflexion et la décision. Le passage de l’ère de la main-d’œuvre à celle du cerveau-d’œuvre qui ouvre des potentiels considérables à la capacité d’action de l’homme sur son avenir ne peut pas laisser indifférent tant les risques de manipulation de la conscience et de contrôle des choix sont réels. Cette nouvelle lucidité, réellement présente au CES, doit conduire les entreprises et les collectivités à mieux comprendre ce monde, sans emphase médiatique, pour mieux l’orienter et le maîtriser.
À propos de Jean-Pierre Corniou
Jean- Pierre Corniou à travers son engagement professionnel et social, analyse et agit pour la transformation de la société grâce aux technologies de l’information, de la communication et de la connaissance. CIO pendant 16 ans, président du CIGREF pendant 6 ans, professeur, auteur et consultant, Jean-Pierre Corniou est un témoin et acteur passionné de la transformation de la société numérique